Le télégramme

 

                                                                                                                Le telegramme                                                                                            

” Le télégramme” est un récit que j'ai écrit en 1968. Il a été publié dans le quotidien “An-Nasr” sur les conseils et avec l'aide d'un frère et “véritable ami”. La page culturelle du journal daté du 29 juin de l'année précitée, dans lequel il a été imprimé était, à l'époque, sous la responsabilité du regretté Malek HADDAD.

Il est cité dans “Bibliographie méthodique et critique de la littérature algérienne d'expression française (1945 -1970) de Jean DEJEUX (Site internet “Persée”)

De nos jours, on parle plutôt de S.M.S dont la seule sonorité nous rappelle la fameuse question-interjection de Racine dans “Andromaque” : “Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes”

Cette allitération, à elle-seule, est rébarbative…

Je trouve le mot “télégramme” plus doux, plus romantique, plus beau ; mais pourquoi se lamenter Progrès oblige, chaque époque a son lexique.

Le télégramme

11 h du soir. Djelloul, pourtant exténué par une journée de travail, n'arrive pas à fermer l'oeil.

Il se tourne et se retourne dans son lit, comme au milieu d'un brasier. La lumière d'un éclair lui permet de voir une bestiole qui grimpe le long du mur. Le tonnerre gronde et la pluie se met à cogner contre la vitre. Il se tourne vers la fenêtre, l'air méditatif. Les mille lumières de la ville n'accaparent plus son regard.

Ce soir, plus que jamais, sa pensée va vers les siens qu'il a quittés il y a huit mois. Il revoit sa femme Rahima et son gosse né une semaine avant son départ. Il revoit sa mère, la vieille Fattouma que les durs travaux ont épuisée avant l'âge. - De son père, il n'a qu'une image très floue - Il se rappelle qu'elle avait pleuré, qu'elle avait beaucoup pleuré le jour de son départ en France. Elle voulait retenir la voiture qui emmenait sa chair, qui lui arrachait son coeur. Mais elle se rendait compte qu'elle ne pouvait rien contre cette horrible mécanique. C'est alors qu'elle dit au chauffeur : “Prenez soin de mon enfant, je vous en supplie, je veux qu'il me revienne.” Il revoit la scène comme si elle se passait à l'instant même devant ses yeux.

“Oui, pense-t-il tout haut, j'étais un enfant, mais ces huit mois à Lyon m'ont appris beaucoup de choses, j'ai appris à affronter la vie, je suis devenu un homme.” En fait, il n'a que dix-huit ans.

Il est ainsi plongé dans ses méditations lorsqu'il entend un murmure de voix suivi d'un bruit de pas dans les escaliers de l'immeuble. Il bondit comme un ressort et se jette à bas du lit parallèle à un deuxième, pieds nus sur les carreaux. Son compagnon qui occupe le lit inférieur se met à grogner mais Djelloul ne l'entend pas. Il court vers l'interrupteur, allume, ouvre la porte de la chambre et se trouve nez-à nez avec la concierge mal réveillée. Elle lui tend un télégramme. Instinctivement, il s'en empare, le déplie fébrilement et si maladroitement qu'il le déchire. Il oublie qu'il ne sait pas lire. C'est alors qu'il pense à Youcef, son camarade du lit d'en bas.

Il le réveille non sans difficultés. L'autre met du temps à réaliser et proteste avant de saisir enfin la feuille bleue qu'il lui tend d'une main tremblante.

A mesure qu'il lit, ses yeux s'écarquillent. Il veut parler, mais aucun son ne sort de sa gorge. “Mais parle, s'écrie Djelloul, parle”! Son visage prend tout à coup une expression angoissée, ses yeux sortent de leur orbite. Prenant son courage à deux mains; Youcef annonce :”Ton frère est mort” !

Ces mots ont l'effet d'un coup de massue sur le crâne de Djelloul. Il reste un moment bouche-bée puis se laisse tomber sur le lit, près de son compagnon. Il essaie de retenir ses larmes, mais en vain : il éclate en sanglots.

Dans sa tête, les idées s'entrechoquent, les images défilent sans aucune unité : il a l'impression que là-bas, dans le bled, tout s'est effondré, que sa famille est restée sans abri, à la merci du premier venu. Il lui semble que là-bas, à des milliers de kilomètres, sa mère, son gosse et sa femme l'appellent en choeur et lui font des signes désespérés. Avant ce jour, il n'a jamais eu cette horrible impression, parce qu'avant ce jour, il y avait Allaoua, son aîné de huit ans. C'était lui, le chef. C'était lui qui grattait la terre à longueur de journée pour subvenir aux besoins de la famille. C'était lui qui avait planté une dizaine de petits palmiers, dans l'espoir qu'ils donneraient quelque chose un jour. C'était lui enfin, qui lui avait procuré l'argent du voyage le jour où il avait décidé d'aller travailler en France.

“Dieu, s'écrie-t-il, pourquoi faut-il que le malheur s'acharne sur ceux qui ne le méritent pas ? Quel a été le crime de mon frère, celui de sa femme, de ses quatre enfants, de ma mère et de moi-même ? Nous sommes pratiquants jusqu'au bout des ongles et pas une seule fois de ma vie, je n'ai abandonné la prière ! Pourquoi ô Dieu, nous frapper de ce deuil ! Je n'y comprends rien, il y a de quoi devenir dingue” !

Il ne se rend pas compte que les trois autres camarades se sont réveillés. Ils restent silencieux. Il est le plus jeune d'entre eux. Tous l'entourent d'une grande affection. Depuis huit mois ils vivent ensemble dans cette piaule de cinq mètres sur cinq et pas une dispute.

Djelloul éclate à nouveau : “Jusqu'à quand serons-nous condamnés à vivre loin des nôtres ? Devons-nous passer la vie entière dans un sol où nous sommes indésirables, mal payés et traités de “bicots” ? Il faut que je rentre pour ne plus remettre les pieds ici, j'irai vivre avec les miens ou crever avec eux, j'en ai marre de cette vie de chien”!

- Tu as raison, dit Youcef, ce rital, cet enfant de tortue qui nous fait payer trente mille balles par mois, ce taudis dégueulasse, j'ai bien envie de lui casser la gueule !

Pendant que Djelloul fait sa valise un peu n'importe comment, ses compagnons se concertent un bon moment avant de s'allonger sur leur lit pour ne plus fermer l'oeil jusqu'au matin. Tous font un voyage imaginaire jusque chez eux. Ils pensent au jour où ils fouttront le camp à leur tour.

Au moment des adieux, ils glissent une enveloppe à Djelloul : “Tu en auras besoin” lui dit Youcef (elle contient vingt mille francs).

Il arrive chez lui. Sa mère est en train de distribuer la galette aux pauvres - c'est la tradition - Dès qu'elle l'aperçoit, elle se jette à son cou, l'embrasse affectueusement. Il retrouve sa femme et son gosse. Il retrouve son foyer. Il ne peut retenir ses larmes.

-Je ne veux plus rester dans cette maison, lui dit Fattouma, si tu retournes en France, je la quitte : il y a un vide que toi seul peux combler.

-Rassure-toi, mère, je ne retournerai pas. Je viens pour rester, je gratterai ma terre comme mon frère. elle a bien fait vivre la famille du temps de mon père !

Fattouma lui raconte comment Allaoua est mort : il se rendait à Alger, ô ! Ironie du sort, pour se faire soigner les yeux, lorsque l'irréparable se produisit : un accident de la route. Bilan : quatre morts et deux blessés. Parmi les quatre morts, Allaoua et sa fillette âgée de cinq ans. La veille de son départ, il avait enterré son fils Lyamine. Le lendemain il l'avait rejoint.

Lorsque Djelloul et Fattouma allèrent au petit cimetière de D……, leurs yeux se voilèrent, à la vue des trois tombes allignées côte à côte : le père était au milieu ; à droite dormait la fille ; à gauche, le garçon. Triste tableau. C'en était trop pour leurs pauvres nerfs qui flanchèrent à nouveau et ils tombèrent l'un dans les bras de l'autre, pendant que des larmes coulaient sur leur visage complètement transformé par l'affliction, la fatigue et l'insomnie des derniers jours.

B. Boumedien

 

Date de dernière mise à jour : 25/07/2021

  • 5 votes. Moyenne 5 sur 5.

Commentaires

Ajouter un commentaire